(Confinement coronavirus : neuvième jour)
Ma voisine d’en face me fait penser à Mémé. Elle a le même dos, courbé de s’être trop baissée en se penchant vers l’avant plutôt qu’en pliant les genoux ; elle a les mêmes cheveux, gris, coiffés d’un serre-tête noir, comme celui que porte Mémé. Dès que le soleil sort et se met à éclairer son balcon, elle ouvre ses fenêtres pour aérer. J’ai beau l’avoir déjà fait il y a deux heures, je recommence et ouvre mes fenêtres, en espérant croiser son regard, en espérant pouvoir lui dire bonjour et peut-être même lui parler. Mais elle feint de ne pas me voir, son regard lutte contre sa curiosité ce qui lui fait froncer les sourcils et lui donne l’air encore plus méchante. Car je vois bien qu’elle n’a pas l’air gentille, ma voisine d’en face. Pas comme Mémé qui n’est que sourire, rire, douceur et générosité. Franchement, qu’est-ce que ça lui coûterait de me faire un signe et de me réconforter. Est-ce qu’elle a peur qu’un rictus lui fasse chopper le virus ? De toute façon je ne vais pas la lâcher, elle n’avait qu’à pas ressembler à Mémé et se coiffer du même serre-tête qu’elle, à croire qu’elle le lui aurait volé. Je l’aurai à l’usure, car apparemment la situation est partie pour durer. Il y en a qui disent six semaines, on verra bien qui va gagner. Je referme la fenêtre car ça ne sert à rien d’insister. En plus elle m’a énervé. J'appelle Mémé.
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J’entends souvent des auteurs dire qu’ils écrivent pour eux-mêmes ; je n’y crois pas une seule seconde. Tout comme je ne crois pas ceux qui jurent écrire pour les autres. Moi, j’écris parce que ça va mal et l’écriture est un gémissement. Si j’allais bien et que la vie suffisait, je n’aurais pas besoin de cette pleurnicherie qu’est l’écriture. J’écris parce que ça ne va pas et que je compense en rajoutant du langage. J’écris parce que je suis accablé, consterné par le manque de consistance de la vie, parce que je ne sais pas ce que je fais là et que cette question demeurera vraisemblablement sans réponse. Mon écriture est une compensation, un lot de consolation, une tentative vaine d’insuffler le sens à mon existence. J’écris parce que je suis cinglé, névrosé, complètement flippé et que je préfère ça à me jeter par la fenêtre ou à commettre une tuerie, car il m’arrive de me dire que ça pourrait être pas mal de butter tout le monde de manière arbitraire, de dégommer des inconnus qui se mettraient à courir pour m’échapper. Une vraie fusillade, une razzia d’innocents ! Ça me tenterait bien parfois de faire un carnage à l’américaine, comme ça me tenterait bien aussi d’en finir une bonne fois pour toutes, à coup de médicaments ou en me tirant une balle dans la tête, d’en finir car ça va mal et que je n’ai pas l’impression que ce soit bien parti pour aller mieux, tout arrêter car c’est pénible et que j’en ai marre de ne pas savoir me contenter de ce que la vie me donne. Heureusement, je suis complètement névrosé et j’arrive à penser que tout ça vaut le coup d’être vécu. Je peux même dire que je n’ai aucune envie que ça s’arrête, qu’au final tout ça me plait bien, ça me plait même beaucoup. Mais comme ça ne va pas, j’écris. Et j’écrirai tant que ça n’ira pas mieux ou que je n’aurai pas trouver quelque chose de mieux à faire.
Il était 17h30 lorsque je suis arrivé chez moi. Il fallait que je me change, que je trouve une tenue dans laquelle je me sente séduisant. Je voulais aussi avoir l’air d’un intellectuel. Ou plutôt d’un artiste. Un écrivain, dans l’idéal. Comment ça s’habille un écrivain ? Un écrivain sexy ? J’ai essayé un jean Diesel gris : parfait. J’ai enfilé un polo Ralph Lauren gris foncé : parfait. J’ai mis mon blouson en cuir marron et mes bottines assorties : ça me plaisait. Je me suis regardé dans la glace. Voilà, c’était exactement l’image que je voulais renvoyer. Je me suis dit qu’un jour il faudrait que j’arrête avec cette image. Ridicule… Mais plus fort que moi. Je suis allé dans la salle de bain pour me coiffer. Un coup de peigne et un peu de gel : ça y est, j’étais prêt. J’ai pris mon iPhone, mes clopes, mes clefs et également deux de ses livres (son dernier et mon préféré). J’ai ramassé la lettre que je venais tout juste d’imprimer, je l’ai signée, pliée et rangée dans la poche intérieure de ma veste. Une dernière fois, j’ai vérifié : lettre, livres, iPhone, clopes, clefs. C’est bon, tout y était. Je pouvais y aller.
Je suis arrivé à la librairie Masséna vers 18h00. J’avais une heure d’avance. Je suis entré et me suis dirigé vers la caisse, derrière laquelle se trouvait une femme qui devait avoir une cinquantaine d’année. Elle portait un pull en laine et une longue jupe évasée. Ses nombreux cheveux blancs semblaient ne pas vouloir s’intégrer au reste de sa coiffure. En me voyant arriver, elle a baissé le menton pour pouvoir me regarder à travers le haut de ses lunettes, là où le verre est adapté pour la vision de loin. Je lui ai demandé si la rencontre était toujours programmée. — Oui, mais vous arrivez trop tôt ! On va commencer à installer la salle dans trente minutes. Repassez d’ici-là et n’arrivez pas trop tard si vous voulez une place assise. Il va y avoir du monde. Cela me laissait une demi-heure, juste le temps qu’il me fallait pour aller prendre un verre dans le café d’à côté. Je me suis installé en terrasse, pour pouvoir fumer. J’ai commandé un rosé, « avec des glaçons s’il vous plait ». J’ai essayé de ne pas boire trop vite pour ne pas en recommander un deuxième. Je ne voulais pas avoir l’air éméché, encore moins sentir l’alcool à plein nez. J’y suis retourné à 18h30. La salle était maintenant prête : deux fauteuils en cuir blanc (un pour l’auteur, un pour l’animateur) face auxquels des rangées de chaises. Personne ne s’était encore installé. J’ai demandé si je pouvais m’assoir, on m’a fait signe d’y aller. J’ai regardé la chaise qui se trouvait au milieu du premier rang : je mourrais d’envie de la prendre. Il y avait à peine un mètre entre cette chaise et les fauteuils. Si je m’y asseyais, il y aurait à peine un mètre entre elle et moi. J’en rêvais. Mais je n’ai pas osé. Je manquais trop d’audace pour m’installer en premier et prendre la meilleure place. Je me suis mis au milieu du troisième rang. Cela me semblait plus convenable ou en tout cas plus discret. Dès que je me suis assis, une femme s’est approchée à son tour pour s’installer. Elle s’est mise au premier rang, sur le côté. Un homme l’a suivie : au premier rang lui aussi mais de l’autre côté. Je voulais changer de place mais je n’osais pas bouger. J’avais tellement envie de me mettre au premier rang… Pourquoi n’osais-je pas y aller ? Je me suis posé la question sans parvenir à y répondre. Ça n’avait aucun sens. J’ai fini par prendre mon courage à deux mains, je me suis levé et suis allé m’assoir sur la chaise que je désirais tant. En plein milieu du premier rang. Voilà, j’étais juste devant les deux fauteuils blancs. Devant celui de gauche, pour être précis. Il y avait une chance sur deux pour qu’elle s’assoit sur celui-là. Dans vingt minutes. Pendant ce temps-là, la salle commençait à se remplir. Elle deviendrait rapidement pleine à craquer. Il me restait encore vingt minutes à devoir patienter. Enfin… S’ils commençaient à l’heure ! Sinon ce serait encore plus. Pourvu qu’ils commencent à l’heure. Pour ne pas rester sans rien faire, j’ai sorti mon téléphone portable. Voyons un peu ce qu’il se passe dans le Monde. J’ai lu un article sur l’affaire Khashoggi : l’Arabie Saoudite reconnaissait avoir tué le journaliste entre les murs de son ambassade, à Istanbul. Un interrogatoire qui aurait mal tourné. On nous prend vraiment pour des cons ! C’était en train de m’énerver. C’est déjà tellement dur de parler. J’étais curieux de savoir comment Trump allait réagir aux mensonges de son grand ami Mohammed Ben Salmane. J’ai rapidement parcouru l’article pour voir s’il y avait quelque chose à ce sujet. Je cherchais. C’est à ce moment là que j’ai entendu son rire. Christine A était en train de rire à quelques mètres derrière moi. Mes voisins se sont retournés pour la regarder. Pas moi. Je ne voulais pas la déranger. Je ne voulais pas lui lancer un regard indiscret. Je voulais la laisser vivre, la laisser tranquille. J’entendais sa voix. Elle était là, à quelques pas juste derrière moi. J’avais l’habitude de la lire, de la voir à la télé ou de l’entendre à la radio. Là, c’était sans filtre. Sa voix, directement de sa bouche à mon oreille. Elle est arrivée par le côté gauche. Elle était habillée tout en noir : un pantalon évasé et une chemise Levi's. Elle portait des sandales compensées, imitation python . Elle souriait. Elle était très différente de l’image que je m’étais faite d’elle à la télé. Je la trouvais plus petite, plus mince, plus fragile. Plus belle, aussi. Tout le monde applaudissait. Tout en souriant elle nous a fait signe d’arrêter. Personne ne l’a écoutée, tout le monde applaudissait. Moi aussi j’applaudissais. Je tapais dans mes mains tout en la regardant droit dans les yeux. Elle aussi m’a regardé. Pendant deux ou trois secondes nous nous sommes regardés. Elle s’est assise dans le fauteuil qui était juste devant moi. Si elle avait tendu les jambes et que moi aussi nous nous serions touchés. Je l’ai observée. Au poignet droit, elle portait le bracelet "Love" de chez Cartier. Je connaissais le prix : à peu près six mille euros. Etait-ce le fameux bracelet dont elle avait parlé à François Fillon ? Ses mains tremblaient. Lorsqu’elle a voulu boire et qu’elle a pris son verre d’eau, cela s’est vu encore plus. Elle tremblait tellement que j’ai eu peur qu’elle renverse la moitié de son verre à côté. À nouveau, j’ai essayé de croiser son regard. Ça a marché. Nous nous sommes encore regardés. J’aurais pu sourire mais je ne l’ai pas fait. J’avais envie qu’elle aussi puisse me voir. Me voir moi. Pas un sourire. Ce n’était pas la première fois que Christine Angot venait à la librairie Massena. Elle y était déjà passée trois ans auparavant, pour la sortie de son livre Un amour impossible. L’animatrice a donc commencé en la remerciant pour cette deuxième rencontre. — On était très content quand votre éditeur nous a appelé pour nous dire que vous souhaitiez revenir à la librairie Masséna. Donc déjà on voulait vous dire merci pour cela. — Ça c’était très bien passé la première fois. Donc je reviens. Avec plaisir. L’animatrice était jeune. Très jeune. Et puis surtout elle était plus jeune que moi. Je me suis dit : « Elle n’a pas perdu de temps, elle. » Elle ne devait même pas avoir trente ans et elle allait discuter de littérature avec Christine Angot, devant tout un tas de gens venus pour les écouter parler pendant une heure. Des gens dont je faisais partie. « Putain ! Moi, par contre, j’en ai perdu du temps, à découvrir la littérature à vingt-sept ans… ». J’ai découvert la littérature à vingt-sept ans. Vingt-sept années que j’ai laissé passer avant de réaliser qu’il y avait un truc, là, par terre, qui attendait que je le ramasse. Car elle avait toujours été là la littérature, mais je l’ai laissée trainer jusqu’à ce que je finisse par me prendre les pieds dans les siens et que je ne puisse plus rien faire d’autre que de la voir ; qu’enfin je comprenne que désormais ce serait avec elle, ou alors ce ne serait rien. Mais revenons-en à cette animatrice. Qu’est-ce qu’elle avait bien pu faire comme études pour se retrouver là, celle-là ? Tous les autres employés de la librairie devaient bien avoir quarante ans, même cinquante ; alors pourquoi une fille de cet âge-là ? Peut-être qu’elle connaissait quelqu’un…. Ça devait être ça ! À tous les coups c’était la fille des propriétaires de la librairie. Une gamine qui avait du faire un bac littéraire, Hypokhâgne et puis même Khâgne, et qui maintenant se prenait pour la nouvelle Bernard Pivot. J’étais ridicule. Ridicule, complexé et jaloux. Je m’en rendais bien compte. J’avais l’habitude. Je suis sûr qu’elle allait être très bien cette animatrice et j’avais tout intérêt à ce que ce soit le cas. La qualité de la conversation en dépendait. « Allez, croisons les doigts pour qu’elle pose de bonnes questions ! » Je ne me rappelle plus de la première qu’elle a posée, je me souviens simplement que Christine Angot a commencé sa réponse par : « Ah non, pas du tout ! ». J’ai ressenti un soulagement, c’était plus fort que moi, je ne pouvais pas m’en empêcher. J’avais trouvé sa question nulle mais alors nulle ! J’étais sur que j’aurais pu mieux faire. J’aurais été meilleur qu’elle. Meilleur qu’une fille qui avait à tous les coups fait un bac littéraire, Hypokhâgne et puis même Khâgne, et qui devait surement connaitre quelqu’un pour avoir eu ce job. Sans le parcours, sans les contacts : meilleur ! Et comme j’étais meilleur qu’elle, je n’avais plus à me sentir gêné. C’est en tout cas comme ça que j’ai fonctionné. J’ai ressenti un soulagement et c’est à ce moment-là que j’ai pensé : « C’est bon, je vais la donner devant tout le monde ma lettre ». Chère Christine,
La première fois que je vous ai vue, c’était dans On n’est pas couché. Vous présentiez Un amour impossible, votre dernier roman. Je l’ai acheté… Je ne l’ai pas ouvert. Je l’ai rangé dans ma bibliothèque où il est resté pendant deux ans. Jusqu’à un jour de février 2017. Un dimanche après-midi que je me baladais dans le vieux-Nice, je suis passé devant La Briqueterie (ma librairie) et comme c’était ouvert je suis rentré. J’ai discuté avec la libraire, je lui ai parlé de mes dernières lectures (Hervé Guibert et Guillaume Dustan). Je lui ai demandé si elle n’avait pas un livre à me conseiller. Elle a regardé autour d’elle puis elle m’a fixé droit dans les yeux. D’un air prometteur, elle m’a demandé : « Et est-ce que vous avez déjà lu du Christine Angot ? ». Je suis ressorti de La Briqueterie avec deux livres : L’inceste et Pourquoi le Brésil ?. Sur le cours Saleya, je me suis assis à la terrasse d’un café, j’ai commandé un pastis et j’ai ouvert Pourquoi le Brésil ?. Je l’ai lu d’une traite. Cela m’a pris la journée. Il devait être vingt heures quand je l’ai terminé. Je l’ai posé sur la table basse, devant moi, puis je me suis enfoncé dans mon canapé. « Voilà, terminé ! ». J’ai soufflé. J’étais abasourdi, émerveillé. « Quand je pense que quelqu’un a eu la chance d’écrire ça… Le talent de décrire ça ! ». Je n’en revenais pas. Et je sentais bien que quelque chose d’important venait de se passer. Quoi ? Je ne savais pas. Mais il y aurait un avant et un après. En quelques semaines, j’ai lu tous vos livres. Quand on vous demande ce que vous font les critiques, vous le dites vous-même : « Ca me parvient forcément ». Dans ces moments-là, j’aimerais pouvoir vous souffler ces mots de Boileau : « Laisse gronder tes envieux ! Ils ont beau crier en tout lieu, qu’en vain tu charmes le vulgaire, que tes vers n’ont rien de plaisant. Si tu savais un peu moins plaire, tu ne leur déplairais pas tant ». Il n’est pas question de Pourquoi dans votre oeuvre. Plutôt de Comment. Vous dites la vie telle qu’elle est, vous mettez le vrai au grand jour, d’une main impitoyable ; vous l’ouvrez et l’arrachez du creux de votre poitrine. C’est pour cela que vous ne risquez pas d’être comprise. Vous êtes trop simple. Trop claire. Moi je ne pense pas que vous ayez fait exploser le réalisme : vous l’avez transcendé. Vous êtes allée plus loin, plus fort (plus beau aussi, je trouve). Alors évidemment, tant de vérité sidère. Mais je crois qu’il va falloir s’y faire… Répétons-le pour que tout le monde soit prévenu : « Christine Angot va gagner ». Chère Christine, pour votre regard, votre courage, votre maestria littéraire et pour toutes ces images ; pour les rencontres, celles que l’on fait au fil de vos pages, je voudrais vous dire Merci. On entend souvent dire que la littérature ne sert à rien : moi, je ne crois pas. Vos livres ont eu un effet immédiat sur moi. Vous avez changé ma vie. Vous embellissez ce monde. Vous le rendez fréquentable. « Donne-moi tes yeux, ta bouche, ta voix, ta peau et tes doigts. Pour toucher ce qui me touche et que je ne connais pas ». Merci, Christine. Vous m’avez rendu un peu plus libre. |
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Mars 2020
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